le chant du poison

Moustapha Mbacké Diop
8 min readJan 15, 2021
Trigger warnings : mort, sang, abus (non explicite)

Elle avait initié un jeu.

Les enfants du bois — fillettes aux ailes d’insectes et garçons aux oreilles d’antilope — devaient courir tout autour d’elle, alors qu’elle se tenait assise, les yeux fermés. Le but du jeu : saisir un enfant riant aux éclats entre ses fins bras et deviner de qui il s’agissait. Aissa, une petite timide qui gloussait à la moindre chatouille, était la plus facile à identifier. La revêche Benida, aux yeux noirs telle une nuit sans lune, refusait de piper mot lorsqu’elle se faisait attraper. Sous l’hilarité générale, les minuscules cornes de chèvre bourgeonnant sous ses cheveux crépus la trahissaient.

Ce fut le brusque silence des enfants, telle une voix mélodieuse se brisant au milieu d’une ballade, qui lui fit enlever le bandeau occultant sa vision.

Et elle les sentit, elle aussi.

Tournoyant autour d’elle, elle lut frayeur et étincelles de panique dans le regard des enfants, alors même que la forêt autour d’elle joignait leur silence. Ses propres épaules se mirent à trembler, mais elle les redressa. La nuque raide, elle rassembla les enfants entre ses bras, voulant presque les cacher au sein de sa couronne de cheveux noirs et luxuriants. Des vibrations se transmirent à travers la terre ancienne — une cavalcade effrénée de ces créatures, surgissant de leur domaine avec la tombée du jour.

Des démons. Et ils venaient pour elle.

— Yetu ? chuchota un garçon.

— J’ai peur, ajouta un autre, la voix tremblante.

Yetu serra les paupières, prenant une grande inspiration en une vaine tentative de noyer sa propre terreur. Dans le flot de ses veines, le pouvoir enfla, telle une cascade d’électricité.

Telle était la raison de leur venue.

Yetu avait été stupide de croire qu’ils n’allaient pas sentir sa présence, alors même qu’elle avait voyagé si près de leur territoire. A voir cette forêt aux couleurs si vives et apaisantes, qui aurait pu se douter qu’elle côtoyait une contrée obscure et mortelle, habitée par les Jiit ?

Son regard glissant sur les visages terrifiés, elle prit chacun d’entre eux par la main, à tour de rôle. La sueur rendant ses doigts glissants, Yetu murmura avec hésitation l’un des seuls sorts qu’elle maîtrisait.

Ils ont confiance en moi, se rendit-elle compte en observant la manière dont leurs épaules se relâchaient. J’aurai à peine le temps de les sauver.

Mais je ne pourrai pas me sauver moi-même.

Secouant la tête, elle chassa les larmes de leurs yeux, de ses propres yeux, alors que le pouvoir coulait lentement de la pointe de ses doigts. A chaque enfant, elle attribua un arbre. Traînant ses sandales en cuir sur le sol jonché de feuilles mortes, Yetu caressa l’écorce de baobab, de neem et de flamboyant, y laissant une mince coulée de son propre sang en guise d’offrande. Un manguier stérile et des arbustes épineux formant une prison végétale. Tous accueillirent les enfants de la forêt en leur sein.

Benida disparaissait au sein d’un kadd, les craquements des branches protectrices roulant sur sa peau enduite de sueur, lorsque les premiers halètements se firent entendre.

Un souffle fétide balaya le couvert des arbres. Yetu laissa ses larmes couler.

Elle se retourna, les doigts crispés sur son pagne, et regarda l’enfer en face.

Ils étaient quatre. Torses noirs et criblés de cicatrices, regard jaune purulent. Ils se déplaçaient sur huit pattes, couvertes d’une carapace luisante et impure.

Les Jiit.

Yetu était figée sur place. Les battements de son cœur sonnaient un chant funèbre, son esprit la trahissant. Ils tournoyaient autour d’elle, et Yetu aurait tout donné pour ne plus jamais entendre ce cliquetis de pas immondes. Elle ne revoyait que trop bien la lueur de leur dard, leurs pinces faisant chanter le sang et ayant décimé toute sa famille.

Elle était la dernière survivante de son clan, celle en qui l’art ancien dormait. Un art qu’elle maîtrisait à peine.

Un art qui n’allait pas la sauver.

Son cri de détresse s’étrangla dans sa gorge alors que l’un des démons jeta un filet au-dessus de sa tête, la maintenant prisonnière. Ses jambes étaient paralysées, mais cela n’empêcha pas le fer de mordre à sa peau, y laissant de viles rivières de feu qui cette fois-ci la firent hurler.

Une odeur de soufre lui emplit la gorge, s’y blottissant en préparation à l’horreur qu’elle était sur le point de subir. Sans un mot, le Jiit qui l’avait balancée derrière son dos se mit en route à une vitesse inhumaine, suivi de ses semblables.

De chaudes larmes inondaient ses joues. La douleur était lancinante, car sa peau de magicienne ne supportait pas le contact du métal. Mais la peur l’était encore plus — une entité vivante formant un étau autour de sa poitrine.

Car Yetu savait pourquoi les Jiit l’enlevaient.

Les branches complices s’écartaient devant le passage des démons, bougeant en un flou de vert et de brun. Lorsque le rouge s’ajouta à ces tons — le carmin d’une lune de sang — elle sut qu’ils étaient arrivés dans leur antre.

D’un mouvement brusque, le Jiit sauta par-dessus une coulée de lave, la pointe de ses cheveux hirsutes recroquevillée sur elle-même, avant de plonger au sein d’une grotte à ciel ouvert, et de jeter Yetu sur la pierre froide.

Elle se releva, ses jambes flageolantes manquant de la faire tomber. Ils l’encerclaient de nouveau, murmuraient dans un dialecte incompréhensible. Leur monstrueux dard était tendu. Prêt à l’attaque.

De nouveau, les images du massacre de son peuple déchirèrent son esprit tourmenté, et la jeune femme se mit à pleurer. Sachant que le sort qui l’attendait serait pire que la mort.

Les Jiit en avaient après sa magie.

— Prenez-la, si vous la voulez tant !

Les cris écorchèrent sa gorge serrée. Ses pupilles s’étirèrent, les bras se balançant dans les airs telle une obstinée marionnette. Comment pouvait-elle raisonner auprès de ces démons ? Ces hommes devenus monstres, corrompus par les débris de magie qu’ils ne cessaient de voler ! En voulaient toujours plus, encore et encore, jusqu’à ce que leurs enveloppes épousent la forme abominable du scorpion.

Le plus petit d’entre eux rampa en avant, son regard rivé sur ses vêtements déchirés, la peau noire à peine dissimulée en dessus.

— Il n’y a qu’un seul moyen de récolter les maigres filaments qui circulent dans ton sang d’humaine, fit-il d’une voix croassante. Laborieuse. Celle d’un individu qui aurait oublié l’art de la parole. Oublié ce que signifiait être humain.

La folle flamme de révolte qui s’était allumée dans sa poitrine fut soufflée. Yetu comprit — que celui qui avait parlé les dirigeait tous. Le monstre ultime, car ses yeux brillaient de malice et d’un désir impur. Révulsant.

Yetu gémit lorsqu’il lui caressa le menton de son dard, la carapace recouverte de fins poils aiguisés la faisant frémir.

— Tu as préféré sauver tes petits amis, plutôt que de fuir, le Jiit ajouta. Sa voix se fit mielleuse, presque taquine.

— Tu avais senti notre approche, magicienne. Peut-être voulais-tu réellement nous rencontrer. Tu ne nous en voudrais pas, alors, si nous nous amusions avec toi ?

Ce fut trop. Yetu s’effondra sur le sol, sa bouche entrouverte en un cri silencieux.

Il n’y avait aucun moyen pour elle de leur passer sa magie de plein gré. Pour le noir usage qu’ils souhaitaient faire de son don, il leur fallait cultiver la violence.

Celui qui avait parlé fut le premier à bondir sur Yetu. L’étouffant. La blessant.

Les Jiit allaient la briser, et c’est ce qu’ils firent.

Elle les sentit déchirer ses barrières mentales et physiques. Le sang, la dépravation. La douleur.

La douleur abjecte, si déchirante qu’elle se sentit partir, son regard mort se perdant dans la lune rouge. Son esprit s’envola, loin des affres que les démons lui firent subir. Suivant le flot impur de leur magie noire, sa propre étincelle de vie s’écoula en eux. Les dards pointés, les épines qui la transperçaient.

Tous se nourrissaient d’elle, aussi vicieux et voraces que des charognards.

Le rouge de l’astre lunaire refléta celui de sa douleur. Le sang de sa famille, versé à l’autel de la convoitise des hommes.

Plus jamais.

Son âme écartelée aux quatre vents, Yetu regarda la lune. Pleine et ronde, témoin et dénonciatrice.

Justicière.

Yetu regagna son corps. Enroula la douleur autour de ses mains telle un fouet incandescent. Elle cria, alors même que les hommes-scorpions la profanaient.

Ce fut le hurlement d’une bête blessée. Poussée dans ses ultimes retranchements.

Le hurlement d’une bête enragée.

Sa magie lui répondit enfin, se noyant dans sa rage et son humiliation. Les démons se redressèrent, une lueur surprise dans leur vil regard.

Ils restèrent figés alors qu’un deuxième cri enflait dans la gorge de Yetu. Nourri par la flamme de la lune rouge, l’étincelle de sa magie qui réintégrait lentement son corps blessé.

La noire énergie pulsant dans la poitrine des Jiit, qu’elle venait de moissonner en une épine suppliciante au sein de ses vertèbres.

Lorsque le cri jaillit enfin de ses lèvres, il devint chant.

Une malédiction, signée à l’encre écarlate et au noir des Abysses.

En tentant de lui ôter la vie, ils s’étaient donnés la mort. L’incantation lacéra leur carapace, la peau mince se camouflant en dessous.

Alors que les mots infâmes coulaient et détruisaient, les Jiit en furent réduits à une masse de sang noir et de globes oculaires ébahis.

Morts, tout comme l’entièreté des hommes mûrs se situant dans les villages environnants.

Sa malédiction portée par le vent, Yetu se tint debout. Son pagne en lambeaux, ses nerfs déchirés par la douleur, elle cessa de pleurer.

Yetu devint autre.

Le pouvoir bourdonnait entre ses doigts. Un flot de noir et de rouge carmin, obéissant et impatient.

Vengeur.

Tu entendis longtemps l’histoire de Karaba. Un démon, certains murmurent. Une sirène, d’autres disent, les yeux emplis d’un mélange de crainte et d’excitation.

Tu ne savais rien de la magicienne qu’elle avait été. Une femme qui fuyait ses traqueurs, qui aimait jouer avec les esprits innocents de la forêt. Qui se fit rattraper par son passé, à cause de cette blanche magie circulant dans ses veines.

Qui fut blessée au-delà de l’imaginable, et qui renaquit de cendres écarlates.

Lorsque tu empruntas la route des Flamboyants, en dépit de tous les avertissements, une curiosité malsaine te fit accélérer le pas. Tu étais un homme, après tout, dans ce doux intervalle entre les folies de jeunesse et l’âge mur. Tes courtisanes embrassaient le sol sur lequel tu te pavanais, se disputaient pour le simple regard nonchalant que tu leur lançais.

Qu’était une femme, fût-elle démone, sinon une conquête ?

Ses soldats de bois te laissèrent passer entre ses portes, car elle savait que tu arrivais. Tu jouas la carte du bon samaritain, venu tenir compagnie à une femme recluse, habitant une case étrange au milieu de nulle part. Autour d’un repas fumant, tu la fis rire, ne remarquant pas que cette hilarité n’atteignait jamais ses yeux jaunes.

Tu feignis l’innocence, en lui proposant de se blottir entre tes bras, pour une once de chaleur humaine.

Tu crus qu’elle ne remarqua pas l’éclat lubrique qui brillait dans tes propres pupilles, lorsque ton toucher se fit plus intrusif.

Au diable les faux-semblants ! Si elle s’était laissé faire jusqu’à présent, pourquoi continuer à prétendre ? Tu lui rendais service, après tout. Personne d’autre ne la toucherait.

Tes doigts devinrent rudes et obscènes, si imbus dans ton ego que tu ne vis pas ta propre fin venir.

Son masque tomba.

Ses cheveux perlés d’or et de rubis s’érigèrent en serpents, un chant infâme perlant de ses lèvres peintes en noir.

Tes muscles se déchirèrent de l’intérieur. Une lame chauffée à vif traça fleuves et rivières d’agonie dans ta chair coupable.

Alors même que tu hurlais, ses lèvres s’étiraient en un sourire sans joie. Le vert métallique des serpents tournoya dans le rouge de tes yeux hyperhémiés, et ton dernier mot s’échappa en un souffle empli de honte.

Ce qualificatif, qu’aucun des villageois n’osait prononcer, de peur de s’attirer leur propre malédiction.

Sorcière.

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